Au centre d’une couronne d’arbres et de vergers, au creux d’une colline, se dresse une maison de pierre jaune. Au flanc de la maison court une petite rivière.
Une route passe un peu plus haut.
La maison est à vendre depuis très longtemps : les volets écaillés baillent et grincent. Dans la pelouse, un vieux tilleul abrite une troupe de corbeaux croassant que personne ne dérange.
La maison se remplit de silence et de solitude, comme une vieille dame sans visite s’enfonce dans le blanc de l’oubli.
Avec le temps, le chemin est devenu impraticable, creusé d’ornières et barré de surcroît d’un énorme hêtre qu’une tempête a abattu l’hiver précédent.
Un jour, le silence se brise. Un bruit étrange vient de la route : des gémissements, des hoquets suivis de menaces et d’un chapelet de jurons.
– Allez, ma chérie, supplie une voix rauque, fais un effort ! Je t’en prie, je te donnerai à boire un peu plus loin… Allez, quoi ! C’est pas juste ! Avec tout ce que je fais pour toi…
Une silhouette rouge chaussée de bottes en plastique jaune se fraie un chemin à travers l’arbre abattu et débouche sous le tilleul. Les corbeaux s’envolent en criaillant. La maison sort d’un sommeil sans rêve et entrouvre un œil : une petite femme rondelette, échevelée et extrêmement énervée regarde autour d’elle.
Elle crie :
– Il y a quelqu’un ici ? Ma voiture est tombée en panne ! Elle ne veut plus avancer… S’il vous plaît, il y a quelqu’un ? Mais non, il n’y a personne, évidemment… Oh et puis, j’en ai assez !
Elle se laisse tomber sur un banc de pierre moussu, sous le tilleul. Elle ouvre son sac et commence à fouiller à l’intérieur.
Soudain elle suspend son geste et écoute.
Quelqu’un l’a appelée.
Elle regarde autour d’elle. Il n’y a personne. Elle n’a pourtant pas rêvé ! Elle écoute encore et entend un murmure, un souffle léger comme un chuchotement. Elle se lève, tourne sur elle-même, sort de sous le tilleul. Quelque chose bouge dans l’ombre d’une fenêtre. Quelqu’un ? Non, seulement un lambeau déchiré de rideaux qui fait un petit signe.
Elle sent autour d’elle un silence attentif. Elle fronce le nez. Que se passe-t-il ici ?
Elle lève les yeux et aperçoit enfin la maison qui la regarde de toutes ses fenêtres ouvertes et qui semble même se pencher pour mieux la voir. Les arbres aussi, surtout le vieux tilleul, l’observent de leurs yeux cachés.
Elle ne perçoit aucune menace, alors elle marche jusque vers la maison et en fait le tour. Elle passe l’entrée quand elle entend un petit bruit de loquet : la porte vient de s’ouvrir. Elle hésite un bref instant, puis entre et disparaît à l’intérieur.
Son pas résonne dans l’écho des pièces vides. Elle ouvre une fenêtre, puis une autre et se penche pour regarder dehors avant de ressortir par la porte de la cuisine. Elle traverse le gravier envahi d’herbes hautes, s’enfonce dans un taillis et s’exclame, ravie. Elle revient, toute décoiffée, les mains pleines de raisinets. Elle a complètement oublié sa voiture…
Tout l’après-midi, elle reste là, assise sur le vieux banc, dans un rayon de soleil à regarder la maison en mangeant des raisinets. Puis elle sort un calepin de son sac et réfléchit, le front plissé.
Quand elle retourne à sa voiture, elle lance un dernier regard à la maison et chuchote :
– Je reviendrai, attends-moi.
À en juger par le ronronnement du moteur qui s’éloigne, la voiture semble réparée.
La maison et le jardin sont réveillés et sortent enfin du gris de l’absence. Ils frémissent de vie retenue. Il y a quelqu’un à espérer, quelqu’un à attendre. Le temps peut se compter à nouveau. Oh, la valeur inestimable de l’attente, le bonheur précieux de désirer son retour, de se languir de lui et de s’inquiéter…
Puis un jour enfin, le bruit d’un moteur ! Des portières claquent, un cortège d’hommes se faufile sous les branches de l’arbre mort en suivant la petite femme. Elle est revenue !
Elle court devant eux et s’arrête devant la maison. Elle se tient bien droite. Elle sourit, ouvre son sac, et en retire une clé avec une ficelle.
– C’est fait ! murmure-t-elle. Tu es à moi, maintenant… Et moi, je suis à toi.
Puis elle secoue le vieux silence épais qui avait tout recouvert pendant si longtemps et tout est bousculé : un menuisier répare les volets et refait les cadres de fenêtres, des vitriers posent de nouvelles vitres, un couvreur et son apprenti s’occupent du toit, changent les tuiles cassées et installent des chéneaux de cuivre éclatant, le ramoneur gratte et racle les cheminées, des électriciens installent des mètres de fils colorés pour apporter la lumière partout, même dehors, la maison est étrillée, chamboulée, bousculée, poncée, repeinte ! Bouchés, les trous. Colmatées, les vieilles fissures des murs. Chaulés, les murs, dedans et dehors !
Elle, pendant ce temps, s’occupe du jardin : elle taille, sarcle, arrache, élague, sème, plante, transplante, greffe, bouture, marcotte et dessine des chemins de graviers jaunes.
À la fin des travaux, il y eut une grande fête qui dura jusque tard dans la nuit. Quand les derniers invités furent repartis, un silence neuf, beau et rond, se posa sur la maison. Alors, à leur tour, les arbres et les choses, la rivière, la vigne vierge, les murs crépis de neuf murmurèrent sans fin dans la nuit profonde.
Passèrent les saisons, l’hiver bleu et le givre sur les fenêtres, l’été des longues soirées douces à la peau, les couleurs acides et crues du printemps et l’automne aux puissantes odeurs de terre retournée…
Chaque fois qu’elle partait, la petite bonne femme disait à la maison :
– Je reviens, attends-moi.
La maison attendait, et la petite bonne femme revenait toujours. Comme elle l’avait dit.
Un matin d’été, elle s’en alla tôt. La maison s’éveillait au soleil et sortait de ses ombres de nuit, s’ébrouant comme un cheval à la lumière fraîche de l’aube, le vieux tilleul se dressait dans la gloire de juin, toutes ses fleurs ouvertes au bourdonnement des abeilles. Le bruit familier du moteur de la voiture décrut le long du chemin jusqu’à la route, comme à l’accoutumée.
Le soir venu, la voiture ne rentra pas.
Ni cette nuit, ni les nuits suivantes.
L’été déroula ses chaleurs dans l’enchaînement des matins tièdes et des nuits lourdes d’orages.
Elle ne revenait pas.
Elle avait menti.
Les premiers temps, à vrai dire, elle ne manqua pas vraiment : tant qu’il y a des odeurs, le goût de l’air, le souvenir des bruits, l’écho des pas, il n’y a pas vraiment encore d’absence…
Et la maison gardait en elle l’odeur sucrée de la petite bonne femme. Elle respirait celle du dernier repas, celle de ses cigarettes, du café qu’elle prenait dans sa chambre, des draps froissés, de sa chemise de nuit et de son oreiller.
Mais les fenêtres étaient restées ouvertes. Les odeurs se dispersèrent, se diluant dans les parfums de l’été. Les bruits du dehors se mélangèrent à ceux du souvenir. Petit à petit, la maison perdait les éclats de la voix de la petite femme, ses chants, les histoires qu’elle se racontait au salon… Insensiblement, ce qui avait été allait s’évanouir. À son tour, la maison oublierait.
Alors elle se referma sur elle-même. Elle serra autour d’elle tout ce qui restait de la petite bonne femme, comme on se recroqueville autour d’un vieux chandail, quand il fait froid et qu’on a peur. Elle mura les odeurs, les bruits, les miettes de souvenirs dans une cloche de verre.
De dehors, ça ne se remarquait pas. On ne voyait rien d’autre qu’une maison aux fenêtres restées ouvertes, une paire de bottes jaunes près d’une pelle, dressée contre la porte de la cuisine, et un seau rempli de tulipes déterrées, aux feuilles racornies.
L’automne venu, le tilleul ne perdit aucune de ses feuilles. Le jardin tout entier, la vigne vierge sur les murs, et les pivoines et les rosiers… tout restait comme en ce jour de fin juin où Elle n’était pas revenue.
L’hiver venu, des gens passèrent sur le chemin, intrigués. C’est que ça étonnait, en plein hiver, tout cet amas de feuilles vertes, ce tilleul en fleur… Ils essayèrent d’aller y voir de plus près, mais très vite, ils se sentirent étrangement mal : cette maison, aux fenêtres ouvertes, couverte de vigne vierge, ce jardin aux raisinets chargés de grains rouges… au mois de décembre ! Les curieux s’en allèrent vite. Ils avaient de la peine à respirer. L’air semblait épais, on se sentait étouffer.
Et le silence, surtout, était insupportable.
Un jour d’avril, des enfants en maraude se glissèrent sur le chemin. Ils se poussaient en riant et en se provoquant : qui aurait le culot d’y aller et de pénétrer dans le jardin ? Lorsqu’ils furent près du tilleul à le toucher, ils s’arrêtèrent subitement. Ils ne pouvaient plus avancer. Ils palpèrent de leur main l’espace devant eux. Quelque chose de solide, de massif et de glacé les repoussait et tout à la fois les engluait lentement. Une telle peur les saisit qu’ils s’enfuirent et n’en parlèrent à personne.
Dans les environs, on se mit à chuchoter. On parlait de maison hantée…
Un journaliste publia quelques lignes sur le phénomène, et ce fut tout.
Rien ne changea autour de la maison.
Un jour d’hiver venteux et froid de l’année suivante un homme qui avait laissé sa voiture plus haut le long de la route marchait sur le chemin avec un petit enfant… Le garçon encapuchonné dans un bonnet de laine trottinait docilement à côté de son père quand il se mit subitement à se tortiller et à pleurnicher. Il avait froid, disait-il, il n’aimait pas ce chemin.
L’homme regarda devant lui. Le toit de la maison dépassait des feuilles du tilleul. Derrière eux, le vent ébouriffait les arbres, mais là devant, les feuilles de tilleul pendaient, inertes et vertes. Un coup de vent arracha son chapeau, mais les rideaux qu’on voyait par les fenêtres ouvertes ne frémissaient pas.
Il sortit de sa poche une clé à laquelle pendait une ficelle. Il expliqua à l’enfant qu’il devait aller voir la maison.
Mais ils ne purent pénétrer dans le jardin. Ils voyaient les fenêtres ouvertes et les rideaux immobiles, la vigne vierge et les bottes jaunes. Un silence hostile les repoussait. L’enfant se blottit contre son père, il pleurait, il avait peur, il voulait rentrer. L’homme prit son enfant contre lui et le consola. En s’en allant, il se retourna et dit bien fort à la maison :
– Je reviendrai.
Il revint.
Seul.
Il s’avance jusqu’à ce qu’il sente sur son visage un souffle glacé. Il s’accroupit, et reste là tout le jour, à regarder la maison. Quand il se relève, il trace une croix sur le sol du bout du pied. Puis il dit d’une voix forte :
– Demain, je reviendrai.
Le lendemain, il revient. Il tient la clé à la main. Il marche jusqu’à la croix et la dépasse de quelques pas. Puis il sent l’haleine froide.
Comme le jour précédent, il reste accroupi. Il regarde alternativement la maison et la clé qu’il tient dans sa main.
Il respire profondément et il commence à parler. À mi-voix comme pour lui-même.
Il parle au silence.
Il raconte sa sœur qui habitait ici. Il dit qu’elle aimait cette maison, qu’elle lui en avait parlé.
Il raconte ce matin de juin, il y a trois ans, le tracteur sur la route, la petite femme qui le dépasse, le camion qui arrive en face. Il dit le hurlement des freins, le klaxon bloqué, la sirène de l’ambulance. Le lit blanc de l’hôpital trop grand pour une petite bonne femme disparue au fond d’elle-même. Le temps passé à attendre, à son chevet, qu’elle remonte au jour. L’attente. Interminable.
Puis il parle de la tombe, un petit tas de terre de plus dans une rangée d’autres tombes.
Il se tait, se relève lentement, fait une croix sur le sol, puis il dit :
– Demain, je reviendrai.
La nuit suivante, on entend dans le jardin un bruit étrange, un long glissement ininterrompu, comme s’il pleuvait finement.
Quand l’homme revient le lendemain, il voit : toutes les feuilles des arbres, du tilleul, de la vigne vierge, des raisinets, sont tombées pendant la nuit. Le tilleul brandit ses branches tordues vers le ciel et la maison montre à découvert une façade nue et blafarde sur laquelle se crispent les bras nus de la vigne.
Ce jour-là, l’homme peut s’avancer jusqu’à la porte d’entrée.
Il y a là les deux bottes jaunes couvertes de feuilles mortes.
L’homme sort une photo de sa poche. On y voit la petite bonne femme tout ébouriffée plantée dans ses bottes, devant la porte d’entrée, un plein panier de raisinets à la main. Elle regarde le photographe et éclate de rire.
Il pose la photo dans sa main ouverte, comme un laissez-passer.
Il ouvre la porte et pénètre dans la maison. À chaque résistance de l’air, il montre la photo. Il a l’impression d’entrer dans une tombe : tout est figé, froid, pétrifié. Les tapis, les murs, le sol, tout est glacé. Les rideaux et les tissus pendent, rigides et durcis.
Il a de la peine à respirer.
Toutes les portes s’ouvrent maintenant devant lui, sans difficulté. Sauf une petite porte, au fond d’un couloir, qui reste obstinément fermée. L’homme doit donner un violent coup d’épaule pour qu’elle cède. Il reste sur le seuil, interdit : la chambre est tiède, le lit défait, les fenêtres fermées. Une faible odeur sucrée flotte encore… Son parfum. Sa chambre.
L’homme s’assied sur le lit. Il met sa tête dans ses mains et se souvient. Puis il pose la photo sur la table de nuit et ouvre les fenêtres. Le vent entre dans toutes les pièces, secoue les rideaux, remue l’air et fait claquer les portes.
Alors monte des entrailles de la maison un long gémissement. L’homme frissonne. Il pense à ces chiens qui pleurent à la mort. Pour un peu, lui aussi pourrait se mettre à pleurer.
Soudain il entend un craquement sec, comme un coup de tonnerre. De la poussière tombe du plafond. Un verre se brise dans la cuisine ou dans une salle de bains. L’homme sort en courant.
Une fois à l’extérieur, il comprend : la plus haute branche du tilleul s’est cassée net, déchirant le tronc jusqu’au cœur et gît en travers du jardin dans un grand désordre de branches et de feuilles. Il regarde la maison et aperçoit la lézarde profonde qui fend la façade du sol jusqu’au toit.
Au moment de partir, l’homme dit :
– Je reviendrai.
Au creux d’une colline, se dresse une maison de pierre jaune. Des enfants courent dans le jardin, chipent les raisinets encore verts et construisent une cabane dans les branches du tilleul.
Les parents boivent leur café, au soleil, sur la pelouse.
Un petite bonne femme éclate de rire dans un cadre doré, posé sur la cheminée du salon.
Un mur de silence, conte d’Alix Noble
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Nous espérons que ce moment de recueillement ait été pleinement bénéfique pour vous et qu’il vous a apporté un peu de douceurs et de tendresse.
Bien à vous,
Le comité de l’AVSDS